Découvrez un Grenoble d'antan comme vous ne l'avez jamais imaginé !

déc 13, 2016 / 0 comments

Imaginez Grenoble, ses rues, ses commerces, ses petits ou grands événements par le prisme d'un récit vécu de 1858 à 1968. C'est ce qu'a fait Audrey Girardi, une jeune grenobloise qui adore recueillir la mémoire de sa ville. C'est toujours troublant et amusant de fouler les pavés du passé.

"Je m’appelle Andrée Morin et je suis née en 1927 à Grenoble. Le nom Morin vous évoquera t-il quelque chose ? Autrefois, il était l’enseigne d’un commerce place Sainte-Claire et les produits que nous vendions ont peut-être bercé votre enfance.

Ma famille était des « commerçants dans l’âme »

Petite, je n’étais pas très bavarde mais j’observais cette vie grenobloise très curieuse et tourmentée par son évolution sociale. Pendant les veillées, j’écoutais ma famille parler de la vie d’avant ou débattre autour d’événements divers et variés. C’était leur façon de jouer et ils riaient tellement ! A travers leurs récits, j’appris que mon grand père était Compagnons, qu’il avait fait le tour de France et qu’un buste de Napoléon lui avait été remis lors d’une cérémonie place Saint-Bruno. En 1850, il reprenait la carrosserie hippomobile de son père qui se trouvait à l’angle de la rue Saint-Joseph. Il avait une écurie et un atelier attenant, dans lequel il fabriquait des fiacres et des corbillards. A Grenoble, mon grand père était le seul dans sa profession. Un matin de novembre 1859 (date de la dernière grande crue), Grenoble était devenue un immense lac et son atelier se trouvait sous plus d’un mètre d’eau ! Les dégâts étaient considérables. Après sa mort, le local fut loué à un cordonnier et, finalement démoli.

Ma famille a toujours eu l’âme commerçante mais mon père, lui, rêvait d’être Chirurgien. Quand la guerre a éclaté en 1914, l’amour pour sa patrie l’a poussé sur les champs de batailles. Depuis son retour en France et jusqu’en 1931, il travailla à la ganterie Perrin. Il partait souvent en Allemagne découvrir les nouveaux métiers du textile.

  « Au chariot alsacien »

En 1931, mes parents ouvrirent un commerce, 3 place Sainte-Claire, spécialisé dans la vente de berceaux en osier. Il s'appelait : « Au chariot Alsacien » !

J’avais 4 ans et je regardais ma mère confectionner des vêtements d’enfants et garnir les berceaux avec de beaux tissus. A côté, mon père s’occupait du montage et nous partions livrer en vélo, et traversions les rues animées de Grenoble. Nous évitions de sortir le jour des enterrements qui  étaient une vraie « parade ». Les cortèges partaient de la place de Verdun, passant par la porte des Adieux (aujourd’hui à l’extrémité Est de la rue Hébert) jusqu’au cimetière Saint-Roch. S’il nous arrivait de passer par là, nous pouvions patienter des heures sur le perron !

Le magasin était prospère et une cliente Sage-femme s’étonnait toujours de voir nos berceaux dans toutes les habitations où elle intervenait.

Légende photo : J’adorais les jours de braderie car nous portions, mes parents, mon frère et moi, la tenue traditionnelle alsacienne brodée par ma mère.

Dehors, l’ambiance était urbaine mais agréable. On entendait arriver de loin le tramway dans une résonance assourdissante. Et le son se mélangeait à celui des outils métalliques des artisans rue Brocherie.

Il y avait des cafés à chaque coin de rue et beaucoup de commerçants, comme l’horloger Mayet, l’ébéniste Hache et le chapelier « L’étoile de Domremy ».

Tous les matins, les Halles grouillaient de marchands et de producteurs avec leurs charrettes bien remplies. Devant la vitrine du magasin, j’observais cette vie avec mes yeux d’enfant.

Martin l'ours, la vedette du parc Paul Mistral

Le jeudi, l’école était fermée. J’allais souvent au zoo du parc Paul Mistral donner du pain à notre vedette grenobloise : Martin l’ours. C’était un vrai rassemblement autour de la grille et tous s’exclamaient : « Danse Martin ! ». Un garçon du lycée Champollion avait grimpé la grille pour récupérer son morceau de pain et s’était fait attaquer le bras par Martin.

En 1939, suite à la guerre civile en Espagne, beaucoup d’espagnols étaient regroupés dans des logements dans l’ancien palais de la houille blanche du parc. En allant au Lycée, je les voyais quémander de la nourriture et ces personnes n’étaient visiblement pas bien traitées.

Mademoiselle Marie Reynoard

J’étais scolarisée au Lycée des jeunes filles (actuel Lycée Stendhal). Je me souviens des murs très hauts qui entouraient le bâtiment et surtout, du visage de la concierge quand nous arrivions en retard ! Mais le souvenir qui reste gravé dans ma mémoire est celui de mon professeur de français, Mademoiselle Marie Reynoard. Je la revois encore dans sa robe noire au col blanc avec son chignon remonté d’un gros nœud de velours. Nous n’avions nullement besoin d’ouvrir un dictionnaire car elle avait le don d’expliquer le sens des mots. C’était un bonheur de l’écouter. Dans ma classe, il y avait la fille du Docteur Martin : Marie-Thérèse. Et Ginette, la fille du commandant Louis Nal, chef des groupes francs d'Isère (combattants dans la résistance). Puis, Anne de Reynies, dont le père était Chef de bataillons alpins à Grenoble.

Un jour, beaucoup ont disparu et Marie Reynoard fut envoyée au camp de concentration de Ravensbrück. Nous avions appris sa fin tragique, tuée à coup de bâtons par des gardiennes du camp. Et j’ai pleuré sa perte car si j’aime depuis toujours le français, c’est bien grâce à Mademoiselle Marie Reynoard. J’aurais aimé que ce lycée porte son nom plutôt que celui de Stendhal. Lui, il n’aimait pas Grenoble.

Il y a quelques mois, j’apprenais que mon père faisait aussi parti d’un réseau de résistance. Personne ne le savait et je doute même que ma mère en avait connaissance.

Pendant la guerre, mon père fabriquait les roulottes avec du carton

Des barbelés sur boulevard Clémenceau nous obligeaient à contourner par la Croix Rouge, et nous étions fouillés à chaque passage. Quand le polygone d’artilleries a explosé, beaucoup de vitres ont volé en éclat dans un grondement énorme. Par chance, une seule vitre du magasin a été brisée. En rentrant de l’école, j’ai vu ce jour là un nombre impressionnant de cercueils sur la place de Verdun et j’avais peur.

Les commerces ouvraient quelques heures par jour et les clients se faisaient très rares. Nous manquions de bois alors mon père fabriquait les landaus avec du carton compressé. Je me rappelle d'une cliente qui pleurait son défunt mari, capturé lors d’une rafle à Villard de Lans et fusillé sur le cours Berriat. Elle tenait son bébé de 18 mois dans les bras et sanglotait.

Quand mon père est parti à la guerre, c’était très difficile. Ma mère s’occupait seule du magasin et je l’accompagnais livrer en pétrolette dans les rues devenues sombres et désertes.

Un matin, je traversai le quartier de l’île verte et dépassais un homme assis seul sur un banc. Je me retournai quelques secondes plus tard, l’homme était à terre. On l’avait assassiné. Une autre fois, en sortant de la messe, rue de Strasbourg, une bombe faisait exploser le commerce d’en face et je me souviens avoir crié : « Mon dieu, c’est terrible ce qu’il se passe ! ». Un homme posa alors sa main sur mon épaule et m’ordonna d’une voix grave « Mademoiselle, vous pouvez le penser mais ne jamais le dire ! ».

Notre petite sœur adoptive

Pendant la guerre, nous avions hébergé une petite alsacienne dont les parents avaient été arrêtés pour avoir fait passer des juifs en zone libre. Ma mère avait vu l’annonce dans le journal. Nous nous étions empressés d’avoir une petite sœur ! Elle s’appelait Yvonne et avait 7 ans. C’était une petite fille très intelligente et discrète qui a fait partie intégrante de notre famille. Ses parents sont revenus la chercher après la guerre et j’étais heureuse de les savoir en vie. J’appris quelques années après que sa mère ne s’était pas remise de sa captivité et qu'elle s’était suicidée.

Les souvenirs d’Yvonne me rappellent douloureusement la mort de mon frère. Sur son lit d’hôpital, il la réclama et c’est en voyant son visage qu’il rendit son dernier souffle. Nous avons compris ce jour-là, combien il avait pu l’aimer.

Après la guerre, mes parents ont vendu le magasin pour en ouvrir un nouveau rue des Clercs. L’enseigne était la même mais nous vendions seulement des jouets et des roulottes en bois. Le magasin a fermé définitivement en 1968.

Il est vrai que j’ai grandi dans une période troublée mais j’ai menée une vie heureuse.

Parler de mon histoire et de Grenoble, c’est comme ouvrir un livre dans lequel les images replongent mon esprit dans une vie passée, laissant envahir mon corps de profondes émotions. Aujourd’hui, bien que ma vue me fasse défaut, il reste ces souvenirs dans lesquels j’aime souvent me laisser emporter. Alors, je referme les yeux et je me souviens encore."

 Andrée Morin Aujourd'hui